Bourse de recherche « Transition humanitaire : relations et (inter)dépendances, un changement de paradigme ? » basé au Liban et en Afrique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un secteur transformé et remis en question

Au cours de la même période, le secteur humanitaire a connu de profonds bouleversements et questionnements. En 2016, le Sommet humanitaire mondial d’Istanbul et le « Grand Bargain » qui en résulta ont appelé à des réponses « aussi locales que possible, aussi internationales que nécessaire ». L’importance d’une réponse locale était d’ailleurs déjà soulignée de longue date par le Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, notamment dans son Code de conduite de la réponse aux catastrophes[14]. Le « système humanitaire » international s’est alors engagé à investir davantage dans la capacité des organisations locales à travailler en complément de leurs homologues internationales. Par ailleurs, de nombreuses organisations humanitaires ont dû affronter des controverses internes, ou bien des scandales publics, liés à des accusations de racisme, de violences sexuelles, voire de pratiques néocoloniales posant la question des rapports de pouvoir, notamment dans la continuité du phénomène #MeToo en 2018  et du mouvement Black Lives Matter au courant de l’été 2020[15]. Ainsi, parvenir à une réponse plus « locale » et décentralisée aux besoins humanitaires est apparu dans l’agenda politique comme une réponse possible aux problèmes auxquels se heurte l’humanitaire international, et à la nécessité de le réformer sous peine de réduire les acteurs locaux à des sous-contractants plutôt que des partenaires[16].

Ce mouvement de « localisation de l’aide » est généralement défini comme un processus inclusif des différentes parties prenantes du système humanitaire (États, bailleurs de fonds, organismes des Nations Unies, ONG et organisations locales) qui vise à ramener les acteurs locaux (autorités locales et société civile) au centre du système humanitaire. En plus de permettre une réponse humanitaire plus efficace et ancrée sur l’émancipation des pouvoirs locaux, l’objectif à long terme de la localisation est de renforcer la résilience des communautés touchées par la crise en établissant des liens avec les activités de développement[17].

Depuis 2016, le Grand Bargain a été repensé et a évolué pour devenir le Grand Bargain 2.0[18]. Alors qu’il entrait dans sa cinquième année en 2021, ses signataires ont reformulé l’objectif global du processus pour atteindre de meilleurs résultats. Celui-ci a notamment débouché sur la création de Groupes de références nationaux, pilotés par des acteurs locaux et nationaux. Le but est de supprimer les obstacles à un financement de qualité, et d’apporter un soutien accru au rôle moteur des intervenants locaux, à leurs réalisations et à leurs capacités, ainsi qu’à la participation des communautés touchées aux actions menées pour répondre aux besoins humanitaires[19].

Toutefois, force est de constater que cet engagement peine à se réaliser dans les faits, malgré de nombreuses promesses, dont celle qui engageait les donateurs et organisations d’aide à fournir 25% du financement humanitaire mondial aux intervenants locaux et nationaux d’ici 2020[20]. Alors que la pandémie de covid-19 aurait pu renverser la tendance[21], le secteur humanitaire reste largement concentré. Au niveau financier, en 2021, un petit nombre de gouvernements donateurs a fourni la majeure partie de l’aide humanitaire internationale[22]. La plupart des financements de ces bailleurs de fonds (54 % en 2016) sont allés à des agences multilatérales, et la plus grande partie de cet argent a ensuite été transférée sous forme de subventions à des organisations non gouvernementales (ONG), avec une concentration sur les grandes ONG internationales[23]. À l’autre extrémité de l’échelle, les ONG nationales et locales ont reçu beaucoup moins de fonds directement. Après une augmentation en 2020, le financement direct a diminué de près de deux tiers, pour atteindre le volume (302 millions de USD) et la proportion (1,2 %) de l’aide humanitaire internationale totale la plus basse des cinq dernières années[24].

Ce contexte inédit complexifie le champ de l’action humanitaire internationale alors même qu’il connait depuis la fin des années 1990 des mutations importantes qui laissent à penser que l’humanitaire du XXIe siècle sera très différent du dispositif  de solidarité Nord-Sud d’essence plutôt occidentale qui s’est développé à partir de la création de la Croix-Rouge en 1863[25].

Fidèle à la thématique structurante de ce programme de recherche, l’analyse de ces transformations, ou au contraire des inerties paradoxales de l’action humanitaire seront au cœur de cet appel « Transition humanitaire » en remettant au centre la question et l’étude de la « relation ». Cette notion est appréhendée de manière bien différente selon les disciplines. En effet, elle est centrale en sociologie et constitue un objet de recherche à part entière[26], notamment des réflexions autour du lien social. En psychologie, des travaux importants s’intéressent aux relations entre « aidants et aidés »[27] dans le domaine de la santé. En relations internationales, la notion de relation constitue l’essence même de la discipline, avec une perspective bien plus globale et moins interpersonnelle, sans être toutefois bien définie mais avec des composantes partagées sur des sentiments comme la confiance, question au centre de l’accès humanitaire[28]. L’approche éthique s’en est emparé ces dernières années qu’elle soit d’inspiration biomédicale[29] ou plus juridique[30]. En revanche, rares sont les travaux abordant les questions des relations spécifiques nouées autour de l’humanitaire, et des interactions générées, que ce soit entre acteurs, avec les contextes[31], ou avec les bénéficiaires.

Partant de ce constat, la Fondation vise à soutenir dans cette édition 2023 des recherches permettant d’interroger et d’étudier les multiples interactions, interdépendances et rapports de force ou au contraire, dynamiques de solidarité et de coopération autour de l’élan d’humanité[32] qui fondent et structurent l’aide humanitaire. D’une part, les relations entre aidants et aidés, entre populations bénéficiaires et acteurs humanitaires ; d’autre part les relations entre les acteurs eux-mêmes, quels qu’ils soient et à toutes les strates d’intervention de l’aide.

De la relation d’aide aux (inter)dépendances de la solidarité internationale : le regard des sciences sociales à toutes les échelles d’action

De la relation aidants-aidés aux actions d’entraide sur les territoires, de la mise en œuvre de programmes à grande échelle à la construction de normes internationales, le secteur humanitaire peut être étudié sous bien des aspects, au prisme de la relation, qu’elle soit individuelle, opérationnelle ou institutionnelle. Que ce soit sur leurs motivations, les acteurs qui les portent, leurs mécanismes, leurs effets, leurs discours ou leurs perceptions, les relations obligent à un premier décentrement puisqu’elles incluent au moins deux sujets ou entités. Que ces dernières soient asymétriques ou égalitaires, les sciences sociales doivent permettre de mieux appréhender les relations qui font l’action humanitaire et la transforme, à travers un dialogue multidisciplinaire et une diversité des points de vue.  En cela, elles peuvent produire des analyses utiles pour changer les mentalités, faire découvrir des réalités occultées, ou faire émerger des dispositifs et pratiques porteurs de solutions ou dont les effets, avec le recul, peuvent nuire non intentionnellement à la dignité des personnes, mettre en danger l’autonomie des acteurs ou la justice des actions. L’objectif de cet appel est donc de susciter et de soutenir des propositions de recherche innovantes, qui questionnent le secteur humanitaire à travers les dimensions éthiques, techniques ou stratégiques des relations qui se jouent pendant ou entre les crises, sur différentes échelles et temporalités d’action.

En premier lieu, les rapports entre populations bénéficiaires et acteurs humanitaires permettent d’étudier l’évolution des besoins, des réponses qui leur sont apportées mais surtout de la relation qui d’un côté comme de l’autre évolue du fait des nouvelles technologies ou des bouleversements politiques et sociaux, voire de l’entrée de nouveaux acteurs. Il s’agira notamment d’éclairer la relation entre ONG ou réseaux du Sud et leurs bénéficiaires, celles des ONG nationales ou locales avec les acteurs intermédiaires ou périphérique de l’aide, comme les collectivités territoriales, les entreprises ou les dispositifs régionaux. Les freins et les leviers de la relation entre local et global seront abordés. La mise en place d’innovations et les partenariats multi-acteurs qu’elles suscitent en étroite collaboration avec le secteur privé, l’économie sociale et solidaire comme les fondations ou les États (livraison de sang par drones au Rwanda[33], projet IEDA au Burkina Faso[34], etc.) seront également questionnés.

Par ailleurs, le secteur humanitaire produit depuis des décennies de nombreuses normes, codes, principes[35] ou autres formes de règles encadrant ses modes de fonctionnement, ses comportements et les relations entre acteurs de l’aide et populations bénéficiaires. En revanche, peu d’études et de recherches s’intéressent aux modalités de leur application, à leur diffusion auprès des multiples acteurs de l’aide, notamment au niveau local et à l’influence des différents types de normes, comme par exemple celles issues du secteur privé ou du New Public Management[36].

En second lieu, cet appel soutiendra des projets de recherche proposant d’analyser les rapports et interactions entre acteurs locaux et acteurs internationaux, encore asymétriques et inégaux[37]. Concrètement, sur le terrain, nombre d’organisations humanitaires internationales travaillent systématiquement avec des partenaires locaux, et certaines, comme Alima par exemple[38], développent des modèles opérationnels inédits (en matière de partenariat, transfert de compétences, ressources humaines, etc.) ou de fortes innovations dans la réponse aux besoins des populations affectées, tels les transferts monétaires, afin d’être plus efficaces. De même, sont apparus ces dernières années au niveau national ou régional une myriade d’acteurs intermédiaires, encore peu étudiés, qui sont porteurs de changement, tels que le réseau ENDA en Afrique de l’ouest ou l’AMREF en Afrique de l’est. Aussi, on voit certains acteurs changer leur mode de gouvernance, en ouvrant les réseaux transnationaux à plus de gouvernance nationale dans les pays d’opérations, d’autres travailler à identifier des solutions de financement innovantes visant à renforcer les interventions humanitaires menées localement (START Fund Bangladesh, Oxfam Myanmar). Pour d’autres encore, comme l’a constaté le Groupe URD[39], la « localisation » est un moyen d’accéder à des régions au contexte sécuritaire difficile, en transférant des risques des acteurs internationaux vers les acteurs nationaux, ou en réduisant les coûts. Dans tous les cas, il apparait que la localisation reste à faire et que les acteurs internationaux ont un rôle proactif pour laisser l’espace aux organisations locales. Cela dit, il y a peu de consensus sur ce que signifie une réponse véritablement « locale » en théorie et d’ailleurs la traduction du mot anglais « localisation » dans d’autres langues, comme le français, ajoute parfois de la confusion. En pratique, on observe que cela peut prendre des formes très différentes[40] et qu’il y a très peu d’incitations à la promouvoir au sein d’un système enclin à la centralisation structurelle et culturelle[41].

Parmi les acteurs locaux, le rôle et la place des acteurs publics, qu’ils soient étatiques ou bien des collectivités territoriales, est souvent sous-étudié en rapport avec leur importance pour la protection des populations affectées par les crises. De même, au niveau national, le rôle des Etats demeure primordial puisqu’ils sont les premiers acteurs de la réponse aux crises et de la protection des populations, et constituent donc un maillon central de la transition humanitaire[42]. On observe également un renforcement des contrôles étatiques sur les ONG et acteurs humanitaires opérant sur leur territoire, et une affirmation forte de la souveraineté pouvant aller jusqu’à l’expulsion de certaines organisations, y compris des Nations Unies. Dans bien des contextes, l’humanitaire est imbriqué au cœur de dynamiques géopolitiques et conflictuelles importantes, créant un risque d’instrumentalisation de l’aide. Les acteurs humanitaires doivent dès lors négocier au quotidien leur indépendance et leur espace[43]. De plus, l’imposition de normes de lutte contre la criminalité organisée et contre le financement du terrorisme par un nombre croissant de bailleurs internationaux peut affaiblir les capacités d’accès des acteurs humanitaires, et nuire à la perception qu’en ont les populations bénéficiaires. Enfin, la montée en puissance des nouveaux bailleurs reconfigure les relations, avec pour objectif d’investir le champ international et le champ médiatique, longtemps apanage des pays occidentaux.

Objectif de l’appel

L’Appel 2023 de la Fondation intitulé « Transition humanitaire : relations et (inter)dépendances, un changement de paradigme ? » vise à appréhender les réalités peu étudiées et l’émergence de modèles permettant d’envisager de nouvelles voies sur le rôle et le développement des acteurs locaux nationaux et régionaux dans les régions du monde bénéficiaires de l’aide internationale, et plus généralement sur les tenants de la transition humanitaire, qui préfigure un nouveau paradigme, en appréhendant les conditions de sa réalisation dans différents pays. Il invite à explorer les obstacles et perspectives d’une action « aussi locale que possible » et à proposer des éclairages nouveaux pour les collaborations avec une action « aussi internationale que nécessaire » de la réponse aux crises humanitaires contemporaines. Les candidats sont particulièrement encouragés à aborder des problématiques relatives aux relations entre acteurs humanitaires et populations bénéficiaires, notamment en lien avec la perception et la participation de ces dernières. De plus, cet appel soutiendra des projets de recherche abordant des exemples de meilleures pratiques, notamment en ce qui concerne l’engagement communautaire, le lien entre l’action d’urgence et le développement, entre l’action humanitaire et l’action sociale[49]. Comme dans de nombreux secteurs qui traversent des périodes de mutations extrêmes, l’approche éthique peut devenir un guide pour l’action, ainsi qu’un objet d’étude pour les chercheurs. C’est pourquoi un éclairage sur la dimension éthique et les modalités de son application sur le terrain est vivement souhaité.

Conditions de candidature

Le financement accordé par cet appel de la Fondation Croix-Rouge française a pour objectif de couvrir le coût d’une recherche dans le cadre d’un projet individuel.

Seules les personnes rassemblant les conditions suivantes peuvent candidater :

  • être titulaire d’un doctorat (doctorat français, PhD ou doctorat étranger de niveau équivalent) dans le champ des sciences humaines et sociales (en particulier en sociologie, anthropologie, ethnologie, démographie, géographie, science politique, économie, histoire, philosophie, psychologie, relations internationales, santé publique, sciences de l’environnement, etc.) ;
  • justifier une disponibilité minimum de 6 mois durant l’année consacrée à la recherche ;
  • contribuer à faire avancer la recherche sur les thèmes ou zones géographiques prédéfinies par la Fondation ou avoir des publications dans d’autres domaines démontrant des capacités à mener des recherches de qualité.

Les futurs docteurs sont autorisés à candidater à la condition de fournir une attestation de l’école doctorale certifiant que la soutenance aura lieu avant le 30 juin 2023.

Il n’existe pas de condition de nationalité.

Les projets présentant une approche pluridisciplinaire sont vivement encouragés.

D’une manière générale, les candidats doivent :

  • présenter leur projet de recherche en langue française ;
  • être présentés par un établissement de recherche ou académique ;
  • motiver la candidature (intérêt de la recherche envisagée) ;
  • prendre connaissance des conditions d’attribution et des modalités d’utilisation des financements alloués par la Fondation telles que définies dans ce document ;
  • candidater conformément aux paragraphes détaillés ci-après avant le 21 mai 2023 à minuit (heure de Paris).

La Fondation Croix-Rouge française soutient les chercheurs réfugiés, qu’ils soient francophones ou non, et dans le cadre de dispositifs d’accueil tels que le programme PAUSE. La lettre de soutien du responsable de chaque organisme de recherche impliqué dans le projet (voir « Formulaire de candidature » plus loin) doit mentionner dans ce cas l’engagement du laboratoire d’accueil du chercheur réfugié à l’aider à soumettre les rapports d’avancement ainsi que les livrables finaux attendus dans le cadre de la recherche en français.

Dépôt de candidature

La gestion des candidatures est assurée par la Fondation, au moyen d’une plateforme en ligne accessible sur son site (www.fondation-croix-rouge.fr). Après la création de son compte, le candidat accède à son espace personnel depuis lequel il peut postuler aux différentes bourses de recherche proposées puis suivre l’évolution de sa/ses candidature/s.

Formulaire de candidature

Le candidat renseigne un formulaire de saisie constitué de blocs d’informations relatives à son profil (formation, parcours et situation professionnelle) et son projet (intitulé, revue de littérature, objectifs, problématique, enjeux et intérêts scientifiques et sociaux, méthodologie envisagée, calendrier, etc.), jusque dans l’évaluation des risques sécuritaires qui y sont associés, et joint les pièces suivantes :

  1. un CV actualisé détaillant son parcours universitaire et professionnel ;
  2. la copie du diplôme de doctorat certifiée conforme et visée par l’école doctorale ou, pour les futurs docteurs, une attestation de l’école doctorale certifiant que la soutenance aura lieu avant le 30 juin 2023;
  3. une lettre de motivation ;
  4. un justificatif de domicile ;
  5. un chronogramme ;
  6. une copie du rapport de soutenance de thèse ;
  7. une lettre de soutien du responsable de chaque organisme de recherche impliqué dans le projet ;
  8. un formulaire d’autoévaluation des risques éthiques liés au projet de recherche ;
  9. une lettre de référence (optionnel) ;

Les candidatures en ligne s’ouvriront du 25 avril 2023 au 21 mai 2023 à minuit (heure de Paris). À cette date aucune pièce complémentaire aux dossiers ne sera acceptée. Tout dossier incomplet entrainera le rejet automatique de la candidature.

Si toutes les informations ont été renseignées (champs obligatoires saisis), le candidat peut valider sa candidature et ainsi soumettre son dossier à évaluation, dont il sera tenu informé des résultats.

Processus d’évaluation et de sélection

Les dossiers de candidature sont évalués par des membres du Conseil d’administration (CA), du Conseil scientifique (CS), des experts associés, des lauréats des Prix de recherche honorifiques et l’équipe de la Fondation. Sur la base de ces différentes évaluations, une proposition de sélection est soumise à la gouvernance de la Fondation, qui procède enfin à la sélection finale. Les résultats sont communiqués par mail à tous les candidats au lendemain de cette sélection, soit le 6 juillet 2023.